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Bulletin Quotidien Europe N° 12832

16 novembre 2021
Sommaire Publication complète Par article 34 / 34
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N° 048

Souveraineté européenne

 

Dans cet essai, la politologue belge Sophie Heine défend une vision libérale, du double point de vue politique et philosophique, de la souveraineté, mâtinée d’un cosmopolitisme reléguant les identités dans la sphère privée. À la suite du juriste français du 16e siècle Jean Bodin, elle affirme que la souveraineté ne se partage pas et elle critique dès lors les thèses de Kant et Habermas favorables à la « gouvernance multiniveaux ». L’auteur cherche à démontrer que « l’objectif de liberté individuelle requiert une Europe souveraine dénuée de tous les dangers liés à la politique identitaire ou morale ». « La satisfaction de l’intérêt de chacun devrait être sa raison d’être et le fondement de sa légitimité », ajoute-t-elle sans préciser exactement ce qu’elle entend par « l’intérêt de chacun » et, alors qu’elle se veut réaliste, sans nous expliquer davantage comment il serait possible d’assurer la satisfaction des intérêts individuels de 448 millions de personnes.

 

L’ouvrage, intéressant par bien des aspects, est, en dépit de quelques idées farfelues, une contribution au débat sur l’avenir de l’Union européenne. Une Union qui doit être réformée de façon radicale, affirme l’auteur, non sans raison. Jamais avare de critiques à l’encontre de la pensée dominante dans le microcosme bruxellois, Heine conteste aussi « la vision déterministe et même téléologique de l’histoire » défendue par les pro-Européens. « Les écoles de pensée fonctionnalistes et néo-fonctionnalistes, si influentes dans les études européennes pendant des décennies, théorisent une telle croyance dans le développement naturel vers une ‘union toujours plus étroite’. Cette perspective était aussi celle des pères fondateurs des communautés européennes », écrit-elle avant d’ajouter : « Ce rêve ne s’est cependant pas réalisé. L’européanisation d’un nombre croissant de domaines est restée partielle et n’a pas été compensée par la création d’un gouvernement européen souverain capable de mettre en œuvre des politiques dans l’intérêt des citoyens. Ceci a mené à des conséquences dramatiques en termes de réduction de souveraineté et a fortement réduit la capacité d’agir politique. Mais la pensée dominante ne s’est pas encore transformée. Il est grand temps de reconnaître que cette croyance dans un développement naturel de l’Union européenne vers une « fédération des peuples » est construite sur une approche illusoire du changement social et néglige l’impact que ce processus peut avoir sur l’aptitude des gouvernements à servir les intérêts de leurs citoyens ».

 

« Les forces nationalistes et souverainistes n’ont fait que croître ces dernières décennies, exerçant une pression en faveur de la fragmentation de l’Union européenne. Si le Brexit en est un exemple flagrant, il est fort probable que cette déstructuration de l’Union européenne s’approfondisse dans les années qui viennent », constate Heine, qui estime que la montée de ces courants est en grande partie due à « l’impact de l’européanisation partielle d’un grand nombre de politiques publiques essentielles ». Les mouvements pro-européens devraient dès lors chercher à proposer une alternative convaincante. Face à « l’échec évident du système hybride – coincé entre intergouvernementalisme et supranationalisme », l’auteur appelle à un « sursaut en faveur d’une Europe souveraine ». « La proposition d’une assemblée constituante européenne avancée par plusieurs organisations de la société civile depuis des années constituerait une voie démocratique possible pour forger cette nouvelle Europe », estime l’auteur qui milite pour un système fédéral clair.

 

Heine affirme ainsi que « si l’on parvient à construire un gouvernement européen souverain, ce dernier devra contrôler et gérer directement les frontières du territoire sur lequel son autorité s’applique ». Et de poursuivre : « Une telle souveraineté européenne est aussi une condition pour avoir une réelle politique d’immigration et d’asile européenne. La crise sanitaire générée par la Covid-19 a révélé qu’une gestion européenne des frontières suppose également une européanisation des normes sanitaires. Si nous avions été dans une Europe fédérale et souveraine, nous n’aurions pas eu des réactions disparates de fermeture partielle ou totale des frontières nationales pour réagir aux dangers de la pandémie, mais plutôt une politique sanitaire et de gestion des frontières extérieures commune. Ceci aurait permis de limiter plus efficacement la pandémie sur le territoire de l’Union européenne ».

 

À quoi ressemblerait cette « Europe souveraine légitime » ? « Tout d’abord, cet ensemble européen d’institutions doit correspondre aux critères de la démocratie représentative : une assemblée élue par la population devrait être la source principale du pouvoir législatif et devrait contrôler l’exécutif. Le gouvernement détenant le pouvoir exécutif doit refléter la majorité politique au sein du législatif et suivre le programme défendu par les groupes politiques victorieux. Dans ce schéma général, il serait logique et souhaitable d’abolir les institutions intergouvernementales telles que le Conseil européen et le Conseil des ministres », écrit Heine, qui estime aussi qu’il pourrait être utile d’y ajouter des mécanismes inspirés de la démocratie participative et directe, « tels que des référendums sur des thèmes essentiels ou un lien plus étroit entre électeurs et représentants élus, par exemple, à travers un mandat impératif ». On peut évidemment s’interroger sur le caractère réaliste de ce mandat impératif, compte tenu de la technicité des textes législatifs, et sur sa compatibilité avec le fonctionnement des partis politiques.

 

À très juste titre, l’auteur rappelle que cette refondation fédérale devrait respecter les principes de l’État de droit. Parmi les idées que d’aucuns, moi le premier, jugeront curieuses, il y a celle de consacrer l’anglais comme ‘lingua franca’ pour créer une sphère publique clairement européenne. Heine voudrait en étendre l’usage dans toutes les organisations paneuropéennes, y compris celles de la société civile. Sans doute, cette idée est-elle à mettre en rapport avec la propension de l’auteur à gommer les différences culturelles et à contester le rôle de l’identité dans la société politique. Heine croit en un système politique désincarné, qui fonctionnerait de façon rationnelle au bénéfice des intérêts individuels, oubliant un peu vite que l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers. Toute construction politique repose, selon moi, sur la capacité des individus à s’y identifier. Un meccano institutionnel, aussi rationnel soit-il, ne fera jamais rêver personne et, comme en témoignent les réseaux sociaux, la téléréalité et autres avatars du 21e siècle, l’Européen a besoin d’émotion. Celle-ci peut générer le pire comme le meilleur, mais l’Europe de demain ne se fera pas sans émotion. (Olivier Jehin)

 

Sophie Heine. Souveraineté européenne – Réalisme et réformisme radical. Academia. ISBN : 978-2-8061-0604-9. 158 pages. 16,50 €

 

Europe in the Mirror of the Taliban Rise

 

« En regardant dans le miroir afghan, on peut clairement voir la vulnérabilité et le faible niveau de préparation de l’Europe pour atténuer efficacement les menaces qui, en retour, émanent de l’incapacité et des réticences des États membres à trouver des compromis, développer une approche commune et agir collectivement. La désunion relative à la sécurité/défense est directement liée à des divergences profondes dans les questions économiques et politiques européennes, découlant de visions différentes de l’intérêt national des États membres pris individuellement », observe dans cet article Marat Yuldashev, qui estime urgent pour l’Europe de développer des capacités conjointes robustes, y compris des « forces militaires pour des déploiements ciblés dans des régions cruciales ».

 

L’auteur estime qu’il est à craindre que les talibans fassent des émules partout où des extrémistes de tous types sont susceptibles de s’appuyer sur le mécontentement des populations et des sentiments anti-occidentaux, à commencer par le grand Moyen-Orient, de larges parties d’Afrique et l’Asie centrale où règnent toujours d’anciennes nomenklaturas. Selon lui, plusieurs scénarios de menaces sont possibles, séparément ou simultanément : (1) une attaque sponsorisée par les talibans au printemps prochain (faible probabilité) ; (2) des attaques lancées par d’autres groupes terroristes présents sur le territoire afghan et non contrôlés par les talibans ; (3) une déstabilisation menée de l’intérieur par des groupes extrémistes locaux. Le chercheur reconnaît qu’il ne s’agit là, pour l’heure, que d’hypothèses. Mais « ce qui est certain, c’est que l’Afghanistan va devenir l’épicentre du trafic d’armes international et le point d’attraction pour divers groupes terroristes internationaux, qui ne seront pas nécessairement les bienvenus ou les alliés des talibans », estime Yuldashev, qui rappelle que, selon un rapport américain de 2017, les États-Unis ont transféré environ 75 898 véhicules, 599 690 systèmes d’armes et 208 avions aux Forces nationales de sécurité afghanes entre 2003 et 2016. Certains experts estiment même qu’il y a suffisamment d’armes dans le pays pour servir une guerre civile pendant une nouvelle décennie. L’auteur rappelle aussi qu’à la suite du gel des réserves de change afghanes et de l’aide internationale, les talibans ont désespérément besoin de ressources pour répondre aux besoins essentiels de la population. Une large partie de cet arsenal risque dès lors d’être vendue à des acheteurs dans un espace qui va du Cachemire à la Méditerranée orientale. L’auteur évoque un potentiel risque majeur, si des groupes terroristes réussissaient à mettre la main sur des missiles antiaériens, dans le cas où de tels matériels auraient été abandonnés sur place, ce qui n’est pas clair à ce stade.

 

« L’Afghanistan représente aujourd’hui une bombe démographique à retardement, avec plus de la moitié de sa population âgée de moins de 25 ans », affirme aussi l’auteur, qui rappelle que les Afghans constituaient déjà le deuxième groupe le plus important lors de la crise migratoire de 2014-2015. À l’époque, l’exode était lié au retrait partiel des troupes occidentales entraînant des dizaines de milliers de jeunes dans le chômage. Or, souligne l’auteur, « la catastrophe humanitaire est aujourd’hui bien plus grave. Et il est important de rappeler que l’Europe est la destination finale des Afghans. Même si l’Iran et le Pakistan accueillent les plus larges communautés de réfugiés afghans (780 000 et 1,4 million, respectivement), la plupart des migrants se sont installés au cours des vingt dernières années en Allemagne (148 000), Autriche (40 000), France (32 000) et Suède (30 000), alors que les États-Unis n’ont accueilli que 2 000 personnes ». Et de poursuivre : « L’incapacité du gouvernement taliban à gérer la crise humanitaire interne durant cet hiver va inévitablement mener à une déstabilisation interne et un exode massif de populations en direction de l’Ouest (l’Iran et le Pakistan ont depuis longtemps modifié leurs politiques migratoires et n’autorisent pas les Afghans à s’installer) ».

 

L’auteur note enfin que certains rapports font état d’une reprise par les talibans du juteux marché de l’opium/héroïne, dont 80 à 90% sont exportés vers l’Europe. (OJ)

 

Marat Yuldashev. Europe in the Mirror of the Taliban Rise. In Depth, Volume 18, Issue 5, octobre 2021. Cyprus Center for European and International Affairs. ISSN : 2421-8111. 4 pages. La lettre d’information de l’université de Nicosie peut être téléchargée gratuitement sur le site : http://cceia.unic.ac.cy

 

La compétition internationale en recherche et développement

 

« La crise sanitaire a mis en lumière le rôle de la recherche scientifique dans la société, mais aussi ses faiblesses, ainsi que la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’importation de matières premières stratégiques (pour la production de médicaments, par exemple) ou de matériaux, les semi-conducteurs notamment », constate Pierre Papon en introduction à cet article sur l’état de la recherche française et européenne.

 

« Les dynamiques nationales de financement de la recherche-développement (R&D) sont différentes dans le monde. Ainsi, selon l’OCDE, la France y consacrait 2,2% de son PIB en 2018, mais elle n’était que la quinzième de cordée parmi les pays de l’OCDE pour sa part du revenu national dédié à la R&D. Celle de la Corée du Sud est de 4,5% (Israël avec 5% détient le record mondial), celles de la Suède et de la Suisse de 3,4%, et de l’Allemagne 3,2%, en progression constante. Ce ratio a faiblement augmenté en France depuis dix ans (il était de 2,02% en 2007) et a même légèrement baissé récemment (il était de 2,28% en 2015). L’OCDE note qu’en monnaie constante, la France et l’Italie sont les deux seuls pays où le niveau des dépenses publiques pour la R&D, en 2019, était inférieur à celui de 2007 », rappelle le professeur honoraire de physique à l’École de physique et chimie industrielle de l’université (PSL) de Paris. La dernière Loi de programmation de la recherche « a certes prévu d’augmenter le budget de la recherche publique de 5,8 milliards d’euros d’ici 2030 (…), mais elle ne permettra pas à la France de se hisser au niveau des pays les plus intensifs en R&D », estime Papon, qui évoque un déclin de la recherche française.

 

L’auteur observe aussi une nette disparité en Europe dans les dépenses publiques consacrées à la recherche exécutées dans les universités et les organismes publics de recherche sur la période 2014-2018 : « Elles représentaient 0,8% du PIB en France, 0,94% en Allemagne, 1% en Suisse et en Suède, mais seulement 0,55% en Italie et au Royaume-Uni ». « Alors que la crise sanitaire a mis en évidence le rôle clef de la recherche biomédicale dans la lutte contre les épidémies, il apparaît que son financement a baissé de 28% en France sur la période 2011-2018 alors qu’il augmentait de 16% au Royaume-Uni et de 11% en Allemagne », note encore l’auteur.

 

Sous Trump, le Congrès a réussi à préserver les budgets des agences fédérales finançant la recherche, à l’exception de celles travaillant sur le climat et l’environnement. Avec l’arrivée de Biden, la recherche est clairement redevenue une priorité : le projet de budget pour 2022 vise une augmentation de près de 15% des budgets de la National Science Foundation (NSF) et des National Institutes of Health. Les deux chambres du Congrès ont d’ores et déjà voté des lois prévoyant de doubler, en cinq ans, le budget de la NSF (il passerait de 8,5 milliards de dollars en 2021 à 18-22 milliards en 2026), explique notamment Papon, rappelant que ces efforts s’inscrivent dans la compétition scientifique avec la Chine, dont les budgets de R&D n’ont cessé d’augmenter (2,4% du PIB en 2020 et des dépenses des groupes industriels, qui ont été multipliées par 9 000 depuis 2005).

 

« L’Union européenne est confrontée à ce défi sino-américain et, dans un document sur ses ‘dépendances stratégiques’, la Commission européenne souligne que « les performances en recherche et innovation de l’UE comparées à celles de ses concurrents créent des inquiétudes concernant de futures dépendances technologiques (…) alors qu’elle contribue à 20% de la R&D mondiale, elle est menacée dans un bon nombre d’indicateurs clefs d’innovation » (communication « Strategic Dependencies and Capacities » du 5 mai 2021 : Ndr.), écrit l’auteur qui poursuit : « Elle a lancé, en 2021, son nouveau programme-cadre pour la recherche, ‘Horizon Europe’ (2021-2027), avec un financement de 95,5 milliards d’euros (en augmentation de 30% par rapport au précédent) dont l’objectif est de renforcer ses bases scientifiques et technologiques, la compétitivité de son industrie et de répondre à des défis sociétaux (la santé et l’énergie notamment). Il est un début de réponse à ces dépendances, mais la mise en œuvre de véritables stratégies de R&D à l’échelle européenne reste en chantier (le programme de fusion thermonucléaire étant une exception) ». (OJ)

 

Pierre Papon. La coopération internationale en recherche et développement – Le déclin français. Futuribles, numéro 444, septembre-octobre 2021. ISBN : 978-9-8438-7457-4. 132 pages. 22,00 €

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