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Bulletin Quotidien Europe N° 12938

26 avril 2022
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N° 058

L’Europe vue de l’intérieur

 

L’économiste belge Rudy Aernoudt, qui travaille à la Commission européenne et enseigne dans les universités de Gand et de Nancy, mais a aussi navigué entre différents cabinets ministériels en Belgique, le Conseil européen et le Comité économique et social européen, nous livre ici une vision de l’Europe vue de l’intérieur de la bulle institutionnelle. S’il se présente lui-même comme un eurocrate, son parcours atypique lui permet de se détacher de certaines logiques institutionnelles et politiques qui entravent la capacité de l’Union européenne à se réinventer. L’auteur, qui préconise des réformes généralement utiles et nécessaires, reste cependant prisonnier de la bulle européenne lorsqu’il défend le sacrosaint pragmatisme qui empêche l’Europe de se penser politique.

 

« Pour moi, hors de l’Europe, point de salut ni d’avenir pour la Wallonie, la Flandre, la Belgique ou Bruxelles. Et pas non plus pour la France, Paris, la Bretagne, pour n’en citer que quelques-uns. L’Europe est et restera le berceau de notre culture, de notre civilisation et de notre économie. Et à la fin de ma vie, je n’ai pas envie de voir une Europe en déclin, comme ce fut le cas avec d’autres civilisations », écrit Aernoudt, qui reconnaît d’emblée que l’Europe ne fonctionne pas parfaitement et qu’elle a besoin d’une nouvelle dynamique.

 

« L’Europe est complexe. Elle a également commis l’erreur de vouloir se mêler de presque tout (…). Aujourd’hui, on estime que 80 à 85% des législations nationales et régionales sont de simples traductions – techniquement appelées transpositions – des règles européennes. En effet, si l’histoire européenne a commencé par des secteurs stratégiques, son influence s’est progressivement étendue à tous les domaines de la vie européenne. Faisant preuve d’un zèle législatif, l’Europe a réglementé la longueur des concombres, les procédés de fabrication des fromages, la technique de dessalage de la morue, l’orientation des toboggans, etc. Bien que chacune de ces réglementations repose sur de nobles intentions et s’appuie sur l’avis de toutes sortes de commissions, l’ensemble apparaît comme un patchwork dans lequel le citoyen ne se retrouve plus », constate l’auteur qui ajoute : « Cette logorrhée législative est souvent perçue comme une hydrocéphalie de Bruxelles qui se mêle de tout, parfois jusqu’à l’absurde ».

 

« Les affaires européennes sont dirigées par une combinaison de fonctionnaires – ou « eurocrates » -, de personnes élues politiquement (au sein du Parlement européen, élu au suffrage direct) et de personnes nommées politiquement (les commissaires et les membres des comités) », explique l’auteur dans un souci de simplification, omettant de mentionner le rôle important joué par les diplomates en poste à Bruxelles et les membres du Conseil européen. Dans la foulée, il souligne que « l’appareil dans son ensemble, à l’origine ‘lean and mean’ (simple et efficace), s’est transformé en une gigantesque bureaucratie ». Évoquant « une armée de 50 000 fonctionnaires », il veut en finir avec ce « mastodonte, réparti sur plus de 50 bâtiments à Bruxelles et présent dans la plupart des pays du monde ». Il le présente comme « une source d’aliénation », affirmant : « Les eurocrates ont l’habitude de s’écrire des notes, de se rencontrer entre eux, de manière interinstitutionnelle comme on dit. C’est un cocon fermé qui se coupe du citoyen ». Pour dégraisser le mammouth, Aernoudt estime qu’il faudrait commencer par réduire de moitié le nombre de commissaires en assurant une rotation entre les pays d’origine. Le même principe devrait, selon lui, s’appliquer à la Cour de justice et à la Cour des comptes. Dans la foulée, il souhaite aussi réduire de moitié l’effectif du Parlement européen, supprimer le Comité des régions et le Comité économique et social et réduire de deux tiers le nombre de fonctionnaires. « Si l’Europe se concentre sur l’essentiel, elle n’a pas besoin d’une armée mexicaine composée de 50 000 fonctionnaires. Et qui plus est, une armée profondément hiérarchisée, où les généraux tirent principalement leur mérite de leur ancienneté et de leur loyauté politique, quand ce n’est pas de leur sexe », écrit-il.

 

« Une eurocratie considérée comme une caste d’élite ayant perdu tout contact avec la réalité, une logorrhée législative concoctée dans la bulle du rond-point Schuman et jetée à la tête des citoyens, des politiciens nationaux et régionaux utilisant l’Europe comme bouc émissaire, voilà les parfaits ingrédients pour favoriser le désintérêt des citoyens », observe Aernoudt qui poursuit : « Les textes des institutions européennes sont encore pires que les analyses médicales. Ils sont truffés de termes de jargon eurocrate et, bien qu’ils soient traduits dans toutes les langues, ils restent incompréhensibles pour beaucoup. Cela me fait penser à Jean Monnet. Son petit-fils m’a raconté que son grand-père, lorsqu’il recevait des documents de l’administration, les faisait lire par son chauffeur. Si celui-ci ne comprenait pas, les documents étaient renvoyés à l’administration. Nous devrions pratiquer de la même manière en Europe ».

 

Pour l’auteur, « une procession d’Echternach (référence à la procession du mardi de la Pentecôte dans une ville du Luxembourg lors de laquelle on avance de trois pas et recule de deux - Ndr.) dans laquelle une armée d’eurocrates justifie son existence via une indigeste logorrhée législative venant d’en haut et appliquée aux pays et aux régions comme quelque chose de transcendantal ou de divin, n’est pas une option durable ». « De même, une Europe qui se traîne d’une crise à l’autre ne peut pas s’inscrire dans la durée. Une Europe par ailleurs sans président, mais avec un président de la Commission, un président du Conseil européen, un président tournant du Conseil de l’Union européenne, etc. La question posée par l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger – si je veux parler à l’Europe, qui dois-je appeler ? - est toujours d’actualité. Le président turc Erdoğan a, lui aussi, compris ce principe en obligeant deux présidents à « jouer aux chaises musicales », donnant lieu à des images indignes d’un président du Conseil européen », souligne Aernoudt, qui ne se montre toutefois pas favorable à un renforcement de l’intégration politique.

 

« Il est clair que le Brexit a rendu les 27 pays restants plus européens. La réticence des Britanniques était souvent une excuse derrière laquelle se cachaient les autres pays. Et ceci ne vaut pas seulement pour les États membres, mais également pour les Européens, qui, dans l’Eurobaromètre, expriment une opinion de plus en plus positive de l’Europe. Le Brexit pourrait bien être, a posteriori, le nouveau moteur de la construction européenne. Il serait dommage de laisser une telle crise inexploitée. Le Brexit est le terreau idéal pour une nouvelle Europe, une Europe qui ne veut pas être le maître absolu ou un projet mené par des bureaucrates, mais une Europe du citoyen, dans laquelle le pragmatisme triomphe et où le dogmatisme est supprimé. Il est donc temps de donner ce nouvel élan, il est temps d’avoir une Europe pragmatique », estime l’auteur. Et ce pragmatisme devrait commencer, selon lui, par une claire limitation de l’action européenne aux projets qui ont une réelle dimension européenne et une véritable valeur ajoutée. En outre, l’harmonisation ne devrait jamais être un objectif. Selon Aernoudt, la plupart des projets du Fonds social européen n’ont aucune valeur ajoutée européenne et devraient donc être abandonnés. Il applique le même raisonnement au Fonds européen d’ajustement à la mondialisation et au Fonds asile, migration et intégration, avant d’ajouter : « Si nous devions passer tous les programmes de l’Europe au crible de cette dimension européenne, nombreux sont ceux qui disparaîtraient et les eurocrates pourraient se concentrer sur ceux avec lesquels l’Europe fait vraiment la différence. Cela réduirait considérablement l’armée des eurocrates ».

 

L’auteur identifie douze priorités pour réformer l’Union européenne de manière pragmatique, en reconnaissant que « d’autres domaines pourraient y être ajoutés ou en être enlevés, mais en gardant à l’esprit le fait que l’Europe doit pouvoir faire la différence et que le citoyen doit pouvoir ressentir cette différence dans sa vie quotidienne ». Ces « douze travaux d’Hercule », comme il les nomme, comprennent : (1) Erasmus4all ; (2) la politique environnementale et climatique ; (3) la réindustrialisation ; (4) l’espace ; (5) l’entrepreneuriat ; (6) l’innovation ; (7) le marché intérieur ; (8) l’euro et la politique monétaire ; (9) la politique économique ; (10) Work4all ; (11) la politique sociale et régionale ; (12) la politique étrangère et migratoire. Étrangement, la sécurité et la défense sont absentes de cette liste, alors que l’étendue des crises et des menaces n’a fait que s’accroître même avant la guerre en Ukraine (l’ouvrage a été publié avant son déclenchement) et que l’on sait que les États membres de l’Union n’ont isolément pas la capacité d’y faire face.

 

Sans entrer dans le détail de ces douze domaines, notons que l’auteur propose une extension du programme Erasmus afin d’assurer que « tous les étudiants passent au moins six mois dans une université ou un collège étranger ». À ses yeux, « cela résoudrait de nombreux problèmes interculturels et donnerait à l’Europe une véritable identité ». Il suggère aussi de lancer une formule analogue pour les jeunes entrepreneurs. En matière industrielle, il propose notamment d’aider à la relocalisation d’entreprises qui ont quitté l’Europe de l’Ouest (France, Belgique, Allemagne, par exemple) en raison des charges salariales trop importantes vers des pays (Bulgarie, Roumanie) où le coût salarial est trois fois moins élevé qu’en Belgique ou en Allemagne (14 euros/h contre 42 euros/h) et qui peuvent aujourd’hui concurrencer sans difficulté des pays comme la Chine ou le Vietnam. Dans la ligne de ce qui précède, il estime aussi que la politique régionale devrait être réservée aux pays qui en ont le plus besoin : « Des sous-régions comme le Hainaut, le Limbourg, le Nord-Pas-de-Calais ou Groningue, pour n’en citer que quelques-unes, ne devraient pas être soutenues par l’Europe. (…) L’Europe ne devrait se concentrer que sur les pays les plus pauvres afin que ceux-ci puissent rattraper leur retard. Des pays comme la Roumanie et la Bulgarie devraient être la cible d’une politique régionale dans un contexte européen. En insistant sur le fait que cela soit réalisé le plus efficacement possible et que la corruption et la fraude soient proscrites ».

 

Et Rudy Aernoudt de conclure : « Développons davantage notre marché intérieur, coordonnons mieux notre politique économique et notre politique monétaire, développons une politique sociale digne de ce nom : l’Europe pourra alors se réincarner et devenir le meilleur endroit au monde en matière de qualité de vie des citoyens ». (Olivier Jehin)

 

Rudy Aernoudt. Traduction : Michel Charlier. L’Europe vue de l’intérieur – Vers un nouvel élan ? Mardaga. ISBN : 978-2-8047-2105-3. 193 pages. 19,90 €

 

The European Council in the era of crises

 

Le journaliste néerlandais Jan Werts a couvert tous les sommets européens depuis 1975 et retrace dans cet ouvrage l’histoire de ces réunions des chefs d’État ou de gouvernement qui, après des débuts très informels, ont pris toujours davantage d’importance pour finir, dans sa forme actuelle de Conseil européen, par se tenir à un rythme quasi mensuel.

 

L’auteur nous rappelle que ces réunions démarrent en 1974 à l’initiative du président français Valéry Giscard d’Estaing, mais que ce n’est que la réunion qui a lieu en mars 1975 à Dublin qui peut être considérée comme vraiment inaugurale. Si les réunions de ce qui va prendre le nom de sommet des chefs d’État ou de gouvernement se déroulent alternativement dans une ville du pays qui assure la Présidence tournante du Conseil des ministres ou à Bruxelles jusqu’en 2004, elles ont désormais toutes lieu à Bruxelles. Et si elles ont souvent été l’occasion de résoudre des crises, le Conseil européen est devenu depuis 2010 un véritable gestionnaire des crises à répétition auxquelles l’Union européenne est confrontée.

 

« Pour les citoyens, l’Europe » existe souvent à une distance problématique de leur vie quotidienne. Mais chacun connaît la large table ovale – toujours montrée à la télévision – à laquelle leur dirigeant national au sein du Conseil européen discute de la situation avec ses collègues. Les sommets du Conseil européen, en particulier dans les temps de crise, créent une identité européenne que le citoyen ordinaire peut ‘ressentir’. En ce sens, les crises à répétition de la dernière décennie ont donné vie à l’Europe aux yeux des gens. De la même façon, bien sûr, l’Europe a aussi pris corps comme une préoccupation majeure du fait de la progression des partis politiques eurosceptiques avec leurs critiques parfois justifiées de la bureaucratie et du centralisme de l’UE », écrit l’auteur dont l’ouvrage examine successivement le rôle du Conseil européen dans des chapitres consacrés au sauvetage de l’euro, à la crise migratoire, au Brexit, la pandémie, la politique étrangère et le cadre financier pluriannuel. Il accorde aussi une large place au fonctionnement et au statut juridique du Conseil européen ainsi qu’à ses relations avec les autres institutions.

 

Jan Werts estime que « le Conseil européen, l’un des clubs les plus exclusifs au monde en termes d’adhésion, est aujourd’hui la source majeure de toutes les décisions d’impact élevé dans l’Union européenne ». « Il joue un rôle clef comme constitutionnaliste, législateur informel et autorité politique exécutive. Sa tâche principale, telle qu’énoncée dans l’article 15.1 TUE, est vaste et extensive », souligne l’auteur, qui ajoute : « Dans le Traité de Lisbonne, le Conseil européen a été élevé au rang d’institution dirigeante de l’UE et c’est ainsi qu’il se comporte. Si on prend l’exemple de la réunion d’octobre 2011, sans aucune base juridique, les dirigeants ont créé et constitué un nouvel organe, la réunion régulière du sommet de l’euro. Les dirigeants de l’UE agissent souvent de la sorte. En temps de crise (il y en a beaucoup actuellement), le Conseil européen prend en charge l’ensemble du leadership constitutionnel et de l’exécutif politique de l’Union européenne ». Werts souligne aussi « la forte tendance des élites politiques nationales et de leurs administrations à garder le contrôle de tous les dossiers essentiels et controversés de l’Union », avec pour résultat que « ce ne sont pas les institutions de l’Union, mais les dirigeants nationaux qui dictent et contrôlent la vitesse du processus de coopération et d’intégration européenne ».

 

« Les près de 250 sommets européens depuis 1975 ont montré que, dans une crise, les dirigeants, au dernier moment possible, trouvent toujours une solution sous forme de mesures formant un compromis acceptable. Les exceptions ont été la crise migratoire – le problème qui a le plus divisé l’UE – et la crise de légitimité en face d’une opinion publique de plus en plus critique, avec comme résultat l’inquiétant Brexit », écrit l’auteur, qui estime que, dans une période de crises successives, la fonction de résolution de problèmes du Conseil européen s’est avérée indispensable au bon fonctionnement de l’Union. Il nuance toutefois ce propos en considérant que certaines crises, comme celle de l’euro, sont la résultante de décisions immatures (la conception de l’union économique et monétaire) et ont donc le caractère de crises « auto-infligées ». S’il reconnaît que l’irruption du Conseil européen a bouleversé la donne de l’ancien triangle institutionnel, Werts considère que cela n’a pas vraiment affaibli la Commission européenne, à la différence du Parlement européen qui demeure la seule institution à ne pas être représentée lors des réunions des chefs d’État ou de gouvernement. (OJ)

 

Jan Werts. The European Council in the era of crisis. John Harper Publishing. ISBN : 978-1-8280-8984-9. 402 pages. 32,00 €

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